En tant que géographe, Antoine Lauginie s’intéresse à toutes les dimensions de notre rapport au monde, notamment sensorielles… Il est donc ici question de saveurs, que les mots de René-Guy Cadou, Jon Kalman Stefansson, Hervé Bellec, Nicolas Bouvier, Jacques Réda, François de Cornière, Jean Giono, Jean Rodier et Claudie Hunzinger nous mettent littéralement en bouche.

 

 

Par Antoine Lauginie

Pour introduire ce nouveau parcours géographique littéraire à travers lieux et textes, intitulé « la saveur du monde », je nous en remets à René-Guy Cadou, poète de Louisfert, près de Châteaubriant aux marches de la Bretagne, et à cette strophe du poème « Au pied du mur ».

« J’écris pour me sauver
Pour saluer ce qui reste
Un bourgeon de soleil oublié sur ma veste
Une main reconnue qui se fond dans ma main
Et les géographies tremblantes du chemin »

René-Guy Cadou (Au pied du mur – Recueil La vie rêvée)

… il s’agira donc de saluer ce qui reste, ces moments où le monde est là, pleinement présent autour de nous et en nous, ces instants rares glanés au fil des « géographies tremblantes du chemin »…

… et qui font que la vie vaut d’être vécue … comme l’écrit Jon Kalman Stefansson, l’auteur islandais de la Tristesse des Anges

« Celui qui est parti, solitaire, traverser les landes, plongé dans le calme d’une nuit d’été, celui qui a connu la compagnie du ciel et des oiseaux qui peuplent les tourbières, n’a sans doute pas vécu en vain ».

Hervé Bellec a repris cette phrase en exergue de son livre « K.B – Kreiz Breizh voyage au coeur de la Bretagne ». Hervé Bellec qui au début de son petit livre consacré à sa relation à la Rade de Brest (Rester en Rade aux éditions Dialogues) dit le sentiment de naître de nouveau au monde qui parfois nous saisit.

Dire la saveur du monde… occasion de revenir à Nicolas Bouvier et à son Usage du monde, ce livre essentiel qui relate son voyage avec Thierry Vernet par la route en 1953-1954 de Suisse en Inde par l’Iran et l’Afghanistan.

Nicolas Bouvier qui a su au mieux dire ces instants qui constituent l’ossature d’une existence, l’élargissement qu’ils procurent et leur fragilité aussi.

  • «  A l’est d’Erzerum… » (au début du voyage à l’Est de la Turquie)
  • Note écrite au Japon en 1956 : « L’aigre amertume du café matinal »  dans la taverne des portefaix à Tabriz sur le plateau de l’Azerbaïdjan oriental au Nord-Ouest de l’Iran où Nicolas Bouvier et Thierry Vernet ont passé tout l’hiver 53 (les portefaix : littéralement ceux dont le métier est de porter des fardeaux) .
  • Description de « La passe du Khyber » à la fin du voyage, à la fontière afghane, juste avant de basculer vers le continent indien

Dire La saveur du monde, c’est aussi comme l’écrit Bouvier se confronter à notre faiblesse, à notre incapacité fondamentale à la saisir et à la garder…

On voudrait demeurer là, « enveloppés de notre vie ainsi que d’un éblouissante fourrure »… comme l’écrit Jacques Réda dans Lente approche du ciel

On voudrait que les lieux mêmes gardent la trace de ces moments-là. Avec François de Cornière poète vivant à Caen et dont toute l’écriture est consacrée à cela, à sauver ce qui reste des instants de connivence avec le monde dans ce que la vie a de plus quotidien. Dans Le coeur d’ici, il nous décrit l’âme des cuisines, de campagne surtout.

La saveur du monde, c’est avant tout éprouver notre capacité à sentir et à ressentir et à la garder vive…avec Jean Giono dans Rondeur des jours, un manifeste de la sensorialité des paysages.

La saveur du monde, c’est garder notre capacité d’émerveillement, émerveillement avivé par notre désir d’aller à la rencontre du monde et des autres vivants …

Pour cela retour vers les montagnes, avec l’écrivain pêcheur Jean Rodier qui nous conte sa rencontre avec deux hermines enamourées dans la vallée de la Clamouse en Margeride,

et avec l’écrivaine Claudie Hunzinger qui vit et écrit depuis une ferme perdue des Hautes Vosges et s’adonne à l’observation des animaux sauvages dans Contempler les cerfs… les grands cerfs ! Oui sans doute, mais ce peut être tout autant le rouge-gorge sautillant de murets en talus sur le chemin quotidien des Plomarch à Douarnenez et que l’on retrouve, petit compagnon discret mais bien présent, à chaque promenade…

Biblio :

  • Au pied du mur, René-Guy Cadou, Recueil La vie rêvée, 1944 (Poésie la vie entière, œuvres poétiques complètes, Éditions Seghers, 1978).
  • La tristesse des Anges, Jon Kalman Stefansson, Éditions Gallimard, 2011.
  • Rester en rade, Hervé Bellec, éditions dialogues, 2013.
  • L’usage du monde, Nicolas Bouvier (dessins de Thierry Vernet), librairie Droz, 1963 (ré-édition de poche Éditions Payot 1992).
  • Lente approche du ciel, Jacques Réda, Poème du recueil Amen  – Gallimard – 1968.
  • En principe, François de Cornière, Éditions L’Échoppe, 1992.
  • Rondeur des jours, Jean Giono, Éditions Gallimard, 1943.
  • En remontant les ruisseaux, Jean Rodier, L’Escampette Éditions, 2010.
  • Les grands cerfs, Claudie Hunzinger, Éditions Grasset & Fasquelle, 2014 (Édition de poche J’ai lu, 2020).